- 2/4 - Blogueurs, influenceurs, journalistes de voyage & destinations : les vérités qui dérangent
Cet article aurait tout aussi bien pu s'intituler "50 nuances plus sombres", tant son contenu ébranle l'image glamour du monde des blogueurs, influenceurs et journalistes de voyage, tant il remet en question la politique de promotion menée par de nombreuses destinations ou marques...
Pour mémoire, la présente publication s'intègre dans un dossier comportant quatre parties distinctes:
Présentation du métier de blogueur de voyage : une profession exigeante, captivante, complexe et multifacette;
Les vérités qui dérangent : les coulisses plus sombre du marketing d'influence dans le secteur touristique;
Les enjeux : les défis à relever par les créateurs de contenu pour assurer leur pérennité;
Les solutions : l'avenir du marketing d'influence lié au tourisme.
Dans cette deuxième partie, j'aborde en profondeur les questions sensibles et problématiques auxquelles il serait bon que la profession et le secteur du tourisme dans son ensemble répondent enfin de manière appropriée.
Du manque de transparence, d'authenticité ou d'éthique, aux arnaques, supercheries , plagiats et tabous, cet article n'attaque personne mais il secoue tout le monde.
Révélant aux lecteurs les informations qu'ils sont en droit d'attendre, il en appelle à la conscientisation massive des blogueurs, influenceurs et autres acteurs du tourisme, à leur capacité d'auto-analyse et de remise en question.
Préambule
Avant toute chose, il m'importe de souligner très clairement que ce blog n'est pas un tribunal et que mon rôle ne consiste pas à juger des personnes. Dans Les vérités qui dérangent, ce sont des faits ou des comportements que je dénonce, pas des individus.
Par conséquent, je laisse à chacun le soin de réfléchir, de s'auto-analyser, et s'il y a lieu, de faire son mea culpa - ou pas . Personne n'est parfait, pas vrai?
En outre, ce dossier ne vise à critiquer le système, ni pour le simple plaisir d'émettre une opinion négative, ni pour la satisfaction malsaine de diviser.
Au contraire et pour rappel, il cherche, sur base d'un indispensable état des lieux, à rassembler un maximum d'acteurs autour d'un objectif commun : définir - et pourquoi pas mettre en place - un marketing d'influence touristique moderne, sain, humaniste, responsable et efficace.
1. Voyages offerts : quand la transparence fait mal
Le débat n'est pas neuf mais il semblerait que le grand public l'ignore encore majoritairement : en Belgique et en France, le magazine ou le journal qui publie un article sur une destination n'a pas nécessairement - oserais-je dire rarement - payé le prix du voyage de ses journalistes.
En général, ce magazine ou ce journal a reçu une invitation d'un office de tourisme, d'un hôtel ou d'un autre opérateur, voire d'une marque, à découvrir une destination ou des installations destinées aux touristes.
Le problème fondamental est que le lecteur n'est pas ou beaucoup trop rarement averti du lien commercial existant entre l'hôte d'une part, qui attend expressément - évitons toute hypocrisie - un retour positif de ses invités, et d'autre part, les journalistes et la direction des médias concernés. Il n'y a dans ce cas aucune transparence.
1.1. Définition : qu'est-ce qu'un article sponsorisé?
Selon la définition donnée par le cnrtl, sponsoriser consiste à "Prendre matériellement et financièrement en charge une activité sportive, culturelle, scientifique, philanthropique à des fins publicitaires ou pour obtenir un surcroît de notoriété."
Il me semble pouvoir en déduire facilement que lorsqu'un voyage a été pris en charge matériellement et financièrement à des fins publicitaires ou pour obtenir un surcroît de notoriété, il s'agit bien d'un voyage sponsorisé.
Peut-on en conclure que l'article qui en découle est lui aussi sponsorisé, même s'il n'a pas été rémunéré et que l'auteur a conservé intégralement sa liberté d'expression? Pour moi, cela ne fait aucun doute!
1.2. Quels sont les droits du consommateur? Que dit la loi?
En France, l'article L 121-1 du Code de la consommation stipule que "Les pratiques commerciales déloyales sont interdites. Une pratique commerciale est déloyale lorsqu'elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle et qu'elle altère ou est susceptible d'altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l'égard d'un bien ou d'un service. (...)"
En Belgique, l'article VI.100. du Code de droit économique précise que "(s)ont des pratiques commerciales déloyales, en toutes circonstances, les pratiques commerciales trompeuses qui ont pour objet de : (...)11° utiliser un contenu rédactionnel dans les médias pour faire la promotion d'un produit, alors que l'entreprise a financé celle-ci elle-même, sans l'indiquer clairement dans le contenu ou à l'aide d'images ou de sons clairement identifiables par le consommateur".
À la lecture de ces articles de loi, il ne fait pour moi aucun doute qu'un article rédigé sur base d'une invitation doit être clairement présenté comme tel au lecteur. Celui-ci doit en effet pouvoir juger du degré de confiance qu'il attribue à la publication, taux qui pourrait ne pas être le même si ladite publication n'était pas sponsorisée.
En outre, au même titre que tout blogueur ou influenceur, en acceptant une invitation d'une destination ou d'une marque, le journaliste ou rédacteur en chef a parfaitement connaissance - et conscience - de l'attente qu'il a fait naître dans le chef de son hôte.
En outre, au même titre que tout blogueur ou influenceur, en acceptant une invitation d'une destination ou d'une marque, le journaliste ou rédacteur en chef a parfaitement connaissance - et conscience - de l'attente qu'il a fait naître dans le chef de son hôte.
Pourtant, force est de constater que nombreuses sont les rédactions qui n'avertissent pas les lecteurs du lien commercial tacite qui existe entre eux et la destination/ marque. En plus d'être hypocrite, ceci paraît complètement illégal!
Ceci étant, à leur décharge et de manière incompréhensible, tant le Code de déontologie journalistique - avis consultatif - que le Conseil de la Publicité estiment, pour les médias belges, qu'il ne s'agit de communication commerciale que lorsqu'il y a contrepartie pour la publication ET si l'annonceur a un quelconque contrôle sur ladite publication...
Il est dès lors plus que vraisemblable que, considérant qu'ils conservent leur liberté d'expression, journalistes et rédacteurs estiment également ne pas remplir les conditions pour devoir dévoiler au public qu'ils ont été invités. Or, comme dans le cas d'un article de blog ou toute publication d'un influenceur dans pareil cas, le lecteur devrait être averti.
De l'autre côté de l'Atlantique, les choses paraissent plus claires. Ainsi, la FTC (Federal Trust Commission) stipule clairement que le consommateur doit être averti si un produit ou un voyage a été offert dans l'espoir d'une revue ou mention positive.
De même , l'ICPEN - International Consumer Protection and Enforcement Network - mentionne dans ses "Guidelines for digital influencers" - blogueurs et autres éditeurs en ligne - qu'il est important d'avertir le consommateur qu'une revue ou un article a été sollicité.
Entre la loi, la déontologie et l'éthique, chacun semble prendre ce qui l'arrange . Par respect pour le consommateur, il est primordial de clarifier la situation.
2. Voyages offerts: quand l'authenticité est remise en cause
2.1. Définition : qu'est-ce que l'authenticité?
Selon le cnrtl, l'authenticité se définit e.a. comme la qualité de ce qui est conforme à la réalité ou comme la sincérité avec laquelle une personne exprime sa personnalité et ses pensées.
2.2. Un blogueur, un influenceur ou un journaliste est-il authentique quand il est invité?
Comme l'écrit Bryan Pirolli, journaliste de voyage et Docteur en Sciences de l’information et de la Communication, "Le voyage est essentiellement subjectif, c'est une expérience individuelle où des expériences se comparent à nos propres expériences." Un article écrit sur un voyage ne peut donc être conforme à la réalité puisqu'il n'est forcément qu'une interprétation personnelle de cette réalité. A fiortiori lorsqu'on est invité.
La question qui se pose alors, si cet article ne peut être conforme à la réalité, c'est s'il peut être sincère. Pour ce faire, il se doit donc d'exprimer la personnalité réelle de l'auteur et ses véritables pensées.
Personnellement, je suis convaincue qu'un blogueur ou un journaliste de voyage peut partager son expérience avec toute la sincérité voulue, pour autant qu'il respecte certaines précautions essentielles :
Ne pas considérer le voyage de presse comme un incentive.
Il ressort de mes observations que certains journalistes, non spécialisés dans le tourisme et conviés à un voyage de presse visant la promotion d'une destination, envisagent parfois ce voyage comme un incentive. Compte tenu des conditions d'exercice souvent stressantes de leur métier, il s'agit alors pour eux d'une bouffée d'oxygène que leur octroie leur rédaction.
Cependant, selon moi, un voyage de presse correspond à une mission à part entière, laquelle ne peut être considérée comme le prix à payer pour obtenir une récompense - en l'occurrence ici, passer quelques jours dans un endroit de rêve.
N'accepter que les voyages qui correspondent à son mode de vie et à sa manière de penser;
Cette condition implique de sélectionner soigneusement ses partenariats et de respecter sa ligne éditoriale, c.à.d. son objet, ses valeurs, son audience. En d'autres termes, sa propre identité.
Par exemple, il ne me paraîtrait personnellement pas sincère d'accepter des voyages que mon mari et moi ne pourrions nous offrir. L'image donnée ne serait pas conforme à notre réalité.
De même, alors que nous aimons les animaux, nous ne pourrions participer à des expériences de voyage allant à l'encontre de leur bien-être.
Si ces conditions sont réunies, le récit d'un voyage de presse peut être sincère. Malheureusement, tous les articles de presse ne dégagent pas la même authenticité, que ce soit sur les blogs ou dans les médias traditionnels.
3. Réseaux sociaux: la belle supercherie
3.1. Et toi, tu as combien de followers?
Il semble que la nature humaine soit avide de chiffres et de démonstrations mathématiques. Ceci s'avère particulièrement vrai en ce qui concerne les réseaux sociaux, où la valeur d'un compte et de la personne qui en est l'administrateur.trice se voit réduite, le plus souvent, au nombre de ses "followers".
C'est ainsi que lors d'un voyage de presse avec plusieurs journalistes, la première question qui m'a été posée n'a ainsi pas été "Quel est le nom de ton blog? ", "Quelle est ta ligne éditoriale?" mais bien "Tu as combien de followers?" comme si ma seule valeur se résumait à un nombre.
Ne souhaitant naturellement pas laisser mon interlocuteur sur sa faim, j'ai bien dû affiner sa question. "Quels followers? Sur Instagram? Sur Twitter? Sur Facebook? Le nombre de visiteurs sur le blog? Voilà mon interlocuteur bien ennuyé ... ;-)
Quelques semaines plus tard, j'assiste à Bruxelles à un événement journalistique. A ma table, chacun se présente. Et lorsque j'ai terminé mon pitch - qu'à force, j'ai rôdé -, un journaliste me pose LA question: "Et vous avez combien de followers?" Sourire de façade. Soupirs retenus. Tu chiffres, donc tu es. Le nombre d'abonnés sur les réseaux sociaux serait-il devenu l'essence même de toute reconnaissance sociale, même au sein de la génération X et plus? C'est effrayant!
Tu chiffres, donc tu es. Le nombre d'abonnés sur les réseaux sociaux serait-il devenu l'essence même de toute reconnaissance sociale, même au sein de la génération X et plus? Carine Lion ,The traveling Lions
Ces exemples n'ont pas été choisis au hasard. Ils illustrent à quel point, même dans la sphère professionnelle, le manque d'informations pertinentes est criant.
Car si le nombre de followers sur un réseau social peut flatter l'égo, envisagé seul, il n'a guère de sens. En voici les raisons principales :
Pour les professionnels, d'autres données telles que le taux d'engagement, le taux de portée et l'engagement sur la portée constituent des bases d'analyse plus fiables;
L'achat d'abonnés, de mentions j'aime et de commentaires a propulsé certains blogueurs peu intègres sur le devant de la scène;
Les techniques payantes pour accroître sa communauté de façon "naturelle" faussent le jeu;
Les communautés sur les réseaux sociaux appartiennent aux réseaux sociaux, pas aux blogueurs;
Se contenter des chiffres des réseaux sociaux, c'est oublier l'humain.
3.2. L'engagement et la portée : des données plus pertinentes
Le taux d'engagement correspond à la somme de toutes les interactions - mentions j'aime, commentaires, enregistrements -, divisée par le nombre d'abonnés.
Le taux de portée (reach en anglais) correspond au nombre de comptes ayant vu une publication, divisé par le nombre d'abonnés.
Quant à l'engagement sur la portée, il mesure les interactions générées par une publication, en fonction du nombre de fois que cette même publication a été vue par des comptes distincts.
Pour Olga Rabo, auteure sur le blog d'Iconosquare, ce dernier taux représente la donnée statistique la plus intéressante - surtout, ajouterais-je, depuis les derniers changements apportés par Instagram à sa plateforme et à son algorithme -. En effet, il indique plus clairement le succès effectif d'une publication.
Dan une étude qu'elle a menée sur l'engagement des publications sur Instagram - dont les résultats ont été communiqués le 12 avril dernier, soit avant les dernières modifications apportées à l'algorithme de la plateforme - l'industrie du tourisme présente les moyennes suivantes :
Il convient cependant de nuancer ces pourcentages car:
a) Les taux moyens tendent à être plus élevés chez les nano et micro-influenceurs et plus faibles chez les macro et méga-influenceurs;
b) Les modifications récentes apportées par Instagram sur sa plateforme engendrent une nette diminution de la portée des publications. Vu la proximité de l'événement, aucune donnée n'existe encore à l'heure actuelle. Il semble cependant que le Groupe Facebook limite volontairement la visibilité des publications, à une proportion de 5 à 10% du nombre d'abonnés.
Si l'objectif annoncé est louable - à savoir montrer aux utilisateurs ce qu'ils ont envie de voir et limiter l'action des spammeurs -, on ne peut que regretter d'une part, le manque flagrant de transparence quant aux critères de sélection utilisés par l'algorithme et d'autre part, l'objectif sous-jacent d'augmenter les recettes publicitaires du groupe, en incitant les comptes business à avoir recours à la publicité.
3.3. Fausses communautés, faux likes, faux commentaires, pods
Un des effets pervers du marketing d'influence est d'avoir attiré un nombre incalculable de personnes avides de profiter du système, plutôt qu'enthousiasmées par l'idée de lui procurer une véritable valeur ajoutée.
Un des effets pervers du marketing d'influence est d'avoir attiré un nombre incalculable de personnes avides de profiter du système, plutôt qu'enthousiasmées par l'idée de lui procurer une véritable valeur ajoutée.
Appâtées par les cadeaux, les voyages "gratuits" - Ne manquez pas de lire la rubrique sur les voyages gratuits, dans le premier volet de ce dossier - et tous les avantages éventuels liés à un nombre d'abonnés élevé sur les réseaux sociaux, peut-être mues aussi par un souci de combler un manque d'attention ou un besoin de reconnaissance sociale, certaines personnes choisissent d'emprunter des voies peu louables.
Parasitant le système et risquant à terme, si l'on n'y prend garde, de le discréditer complètement, ces individus optent pour l'achat d'abonnés, de likes, de commentaires ou participent à des pods.
Tout d'abord, comme l'indiquent les tendances de recherche sur Google, l'achat de followers n'a pas l'air de s'éteindre. Ainsi, Google note une augmentation de 90% des recherches relatives à l'achat d'abonnés sur Instagram.
Dans le top 5 des pays où cette tendance est la plus marquée (données juin 2019), on distingue:
Le Liban
Le Maroc
La France
Les Emirats Arabes Unis
La Norvège
Si cette tendance peut effrayer et reste véritablement problématique, il convient néanmoins de nuancer légèrement son ampleur, selon moi. En effet, le phénomène est de plus en plus ouvertement condamné, ce qui engendre une volonté grandissante du public de s'informer sur le sujet.
Ensuite, pour parfaire leur stratégie et donner plus de crédibilité à leur première supercherie, certains ajoutent l'achat de mentions j'aime ou de commentaires. La plupart du temps, il semble cependant qu'une seule technique soit privilégiée.
Enfin, les pods - terme utilisé initialement en zoologie pour désigner un groupe de cétacés et repris ici dans un tout autre contexte - se présentent comme une alternative à la baisse importante de la portée des publications sur Instagram. Il s'agit en réalité, au travers de groupes dont le seul but est celui-là, d'échanger des mentions j'aime et des commentaires. Cette technique, qui n'a rien de naturel, me semble contrevenir aux règles d'utilisation d'Instagram :
Encouragez les interactions significatives et authentiques. Afin de nous aider à lutter contre les contenus indésirables, n’essayez pas de recueillir des mentions J’aime, des abonnés ou des partages de façon artificielle, ne publiez pas de commentaires ou de contenus répétitifs, et ne contactez pas des personnes sans leur consentement de façon répétée à des fins commerciales. Règles de la Communauté, Instagram
3.4. Les techniques payantes pour accroître son compte de façon "naturelle"
Cette rubrique ne vise bien sûr pas les publicités réalisées de manière transparente sur l'un ou l'autre réseau social mais bien d'autres pratiques : celles qui consistent à s'abonner à de nombreux comptes, à liker ou commenter des publications, sur base de critères préalablement définis; puis de se désabonner de ces mêmes comptes, jusqu'à plus soif ...
La technique repose sur des robots - appelés des bots -, à qui on laisse le soin d'agir à sa place et pour son compte. En d'autres termes, on mandate - ou presque - une machine ... Peut-on parler de naturel quand on utilise un robot pour écrire le même commentaire insipide sous x dizaines de photos ou que le robot finit par éliminer des comptes véritablement "amis", parce qu'ils ne répondent pas ou plus aux critères?
Personnellement, cela me pose un problème éthique. Cette pratique pollue le fonctionnement de la plateforme - il faut bien l'admettre - et contribue à favoriser l'instauration d'un climat de méfiance à l'égard des blogueurs, influenceurs Instagram et autres créateurs de contenu.
3.5. Les followers ne nous appartiennent pas
Sans doute ne le dit-on pas encore assez. Les communautés sur les réseaux sociaux appartiennent aux sociétés exploitant ces réseaux, pas aux administrateurs de compte.s.Les algorithmes utilisés par Instagram, Facebook & co changent continuellement, sans qu'aucun utilisateur n'ait une connaissance réelle et suffisamment précise des règles du jeu.
En outre, demain, tout peut s'arrêter. Et là, on fait quoi?
Avant que tout s'arrête, pourquoi ne viendriez-vous pas me soutenir sur Instagram? The traveling Lions
3.6. L'oubli de l'humain
Bien sûr, les chiffres sont importants quand on parle business, c'est clair : une destination ou une marque tient à maximiser son R.O.I. (Return on Investment en anglais, ou Retour sur investissement) quand elle investit dans un partenariat avec un influenceur.
Mais ne s'appuyer que sur certains nombres - et parfois les mauvais - c'est oublier que derrière un blog ou le contenu créatif d'un influenceur, il y a un être humain, pas un robot, pas un avatar - en principe du moins.
Cette personne a des valeurs, une manière de vivre et de penser infiniment personnelle. Par conséquent, il me paraît important de rappeler qu'un partenariat entre un influenceur et une destination ou marque est, par essence, intuitu personae; il est lié à la personne. Ainsi, collaborer avec un blogueur ou tout autre influenceur, c'est accepter, voire s'associer aux valeurs qui sont les siennes.
Dans le choix d'une collaboration, ce critère me paraît aussi important que les statistiques.
4. Inspiration ou plagiat : une question de droit
Quand la culture de l'égo ou l'appât d'un gain substantiel n'a plus de limite, il en va de même de la malhonnêteté.
Car si certains se contentent de manquer d'éthique, d'autres fonctionnent sans se soucier des lois et recourent au plagiat.
Il me paraît donc particulièrement important de rappeler les dispositions en vigueur en Belgique et en France et qui relèvent des droits de propriété intellectuelle.
4.1. Dispositions légales
Notons au préalable, que la Belgique et la France ont transposé, dans leur droit national, les réglementations issues du droit européen.
En Belgique, le législateur prescrit , au titre 5, chapitre 2 du Code de droit économique que : " Art. XI.165. § 1er. L'auteur d'une oeuvre littéraire ou artistique a seul le droit de la reproduire ou d'en autoriser la reproduction, de quelque manière et sous quelque forme que ce soit, qu'elle soit directe ou indirecte, provisoire ou permanente, en tout ou en partie. Ce droit comporte notamment le droit exclusif d'en autoriser l'adaptation ou la traduction. (...) § 2. L'auteur d'une oeuvre littéraire ou artistique jouit sur celle-ci d'un droit moral inaliénable. La renonciation globale à l'exercice futur de ce droit est nulle."
En France, le droit d'auteur est régi par les dispositions du Code de la Propriété intellectuelle, qui stipule e.a. que : "Article L121-1 L'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. (...)"
4.2. Qu'est- ce que le plagiat
Selon le cnrtl, un plagiat est une "(o)euvre faite d'emprunts; reproduction non avouée d'une oeuvre originale ou d'une partie de cette dernière."
4.3. Comment distinguer plagiat et inspiration légitime
La question qui se pose dès lors en droit, est de savoir quand on parle de contrefaçon ou d'inspiration légitime. Un bel exemple de jurisprudence, en matière de plagiat sur une oeuvre photographique, est donné par Joëlle Verbrugge, avocate en France : https://blog.droit-et-photographie.com/plagiat-condamnable-ou-inspiration-legitime/
Il ressort de cet exemple que l'empreinte personnelle de l'auteur dans son oeuvre constitue un élément essentiel du droit de propriété intellectuelle. Par ailleurs, on constate que la jurisprudence s'appuie sur les ressemblances et non sur les différences, pour juger s'il y a ou non contrefaçon.
Par conséquent, il peut y avoir plagiat dès lors que des similitudes manifestes (ex. cadrage, éclairage, etc...) sont mises en évidence entre une oeuvre originale et une autre, postérieure à la première.
5. Payer les blogueurs de voyage : le tabou de la rémunération
Dans la culture anglo-saxonne, la rémunération des blogueurs n'est depuis longtemps plus un tabou.
Par contre, en Belgique et en France, le terme voyage reste inconsciemment et immédiatement associé au terme loisirs. Il en découle pour la majorité des gens, qu'être "payé pour voyager" relève de l'hérésie. Après tout, ce sont des vacances, non?
Or, il ne s'agit pas d'être payé pour voyager mais bien d'être payé pour le contenu créatif requis par la destination ou la marque, et produit à la suite du voyage. La réalité est donc complètement différente.
Il ne s'agit pas d'être payé pour voyager mais bien d'être payé pour le contenu créatif requis par la destination ou la marque, et produit à la suite du voyage.
Alors pourquoi la rétribution des blogueurs et des influenceurs reste-t-elle si problématique chez nous? Selon moi, pour plusieurs raisons :
Il existe un manque réel d'information et de compréhension du lectorat et de certains acteurs du tourisme, quant au métier de blogueur/influenceur/créateur de contenu;
Le syndrome de l'imposteur semble atteindre de nombreux blogueurs;
Certains blogueurs plus expérimentés font de la résistance;
D'autres blogueurs souhaitent rester bénévoles et créent, sans le vouloir ou le savoir, une concurrence déloyale;
Les destinations et marques, habituées à bénéficier d'un service presté à titre gratuit, ne veulent pas perdre la poule aux oeufs d'or.
5.1. Les lecteurs de blogs voyage et certains acteurs du tourisme ne savent pas ce que fait réellement un blogueur de voyage
Tout d'abord, comme je l'ai particulièrement souligné dans le premier volet de ce dossier, on devient blogueur de voyage, en principe par passion.
Cette passion, selon l'avis de certains, s'oppose à la création d'une activité économique : sans doute pensent-ils qu'elle perdrait tout son sens puisque le professionnel n'aurait alors plus comme autre motivation que celle de s'enrichir.
Cette argumentation ne tient cependant pas la route. En effet, une passion peut constituer le MOTEUR d'une activité économique, d'autant plus si le développement de celle-ci répond à un besoin du marché.
D'autres professions, motivées par la passion, procurent de la richesse à ceux ou celles qui les exercent. Pourquoi pas dans ce cas-ci?
Une passion peut constituer le moteur d'une activité économique, d'autant plus si le développement de celle-ci répond à un besoin du marché. Carine Lion, The traveling Lions
Ensuite, la méconnaissance des exigences du métier de blogueur de voyage engendre une absence de valorisation de celui-ci.
Or, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler en détails dans le premier article de ce dossier, ces exigences sont complexes et multiples : il n'est pas donné à tout le monde d'exercer ce métier avec professionnalisme et de tenir sur la longueur.
Ce manque de connaissance constitue, pour moi, un frein important à la valorisation du métier , tant sur le plan psychologique qu'économique.
5.2. Le syndrome de l'imposteur ou le manque d'estime de soi chez les blogueurs de voyage
Vous doutez de la qualité de votre production créative ou de votre influence? Vous rejetez le mérite de votre travail et en attribuez le succès à la chance, à vos relations, à des circonstances exceptionnelles? Vous êtes perfectionniste? Vous estimez ne pas mériter de rétribution parce que vous n'avez pas une audience mensuelle de 50 K?
Peut-être souffrez-vous du syndrome de l'imposteur, également appelé syndrome de l'autodidacte, fréquent dans les milieux hautement compétitifs ...
Selon moi, de - très - nombreux "jeunes" blogueurs seraient atteints par ce mystérieux syndrome, au début de leur activité. Ceci les conduirait à répondre à une demande précise d'une destination ou d'une marque et à fournir un travail de qualité professionnelle, à titre gratuit.
Pourtant, ce comportement est loin d'être sans conséquence.
5.3. Les méso ou macro-blogueurs font de la résistance
Certains blogueurs déjà bien installés et ayant débuté leurs activités il y a de nombreuses années, estiment illégitime, la demande de blogueurs moins expérimentés d'être rémunérés pour la livraison de leur contenu créatif. Leur point de vue est-il pour autant justifié?
Premièrement, il est indiscutable que ces blogueurs de la première heure ont tracé la route de ceux qui apparaissent aujourd'hui. Le partage de leurs expériences et pour certains, de leurs savoirs, a indéniablement contribué à la formation de nombreux autres créateurs de contenu - dont la mienne, je l'admets bien volontiers.
Il peut donc leur sembler malvenu, de la part de personnes moins expérimentées, d'exiger une rétribution pour un travail qui ne se serait à leurs yeux, aucunement comparable au leur.
Pourtant, parmi les nouveaux blogueurs, certains disposent de compétences indéniables et si leur audience n'équivaut pas celle des anciens, leur valeur ne peut être niée. Comment sinon expliquer, si leur valeur est nulle, que certaines destinations ou marques fassent appel à leurs services ?
À travers la dévalorisation de ces "apprentis-blogueurs" ou de ces "nouveaux professionnels" , certains "blogueurs séniors" ne cacheraient-ils pas leur crainte de perdre leur quasi-monopole et les privilèges qui en découlent?
Cette saine concurrence ne représente-t-elle pas plutôt un réelle opportunité d'assainir et de revitaliser le secteur?
Selon moi, il existe suffisamment d'espace pour que de nombreux professionnels puissent apporter leur plus-value. Mais pour ce faire, il faudra établir et faire respecter de nouvelles règles du jeu.
Concentrer son attention sur un clivage entre micro, méso ou macro-blogueurs, c'est oublier que le vrai débat se situe bien au-delà.
Concentrer son attention sur un clivage entre micro, méso ou macro-blogueurs, c'est oublier que le vrai débat se situe bien au-delà. Carine Lion, The traveling Lions
5.4. Les blogueurs de voyage/ influenceurs /créateurs de contenu peuvent-ils travailler gratuitement ? (Ce qu'on ne dit jamais ou pas assez)
Certains blogueurs décident d'offrir leurs services à titre gratuit, probablement parce qu'ils en retirent une certaine reconnaissance sociale ou parce qu'ils estiment que cette activité les épanouit, tout simplement.
Quelles que soient leurs motivations, créent-ils alors une concurrence déloyale?
Pour répondre à cette question, il convient de dépasser l'émotionnel, de se pencher sur la législation en vigueur. Par facilité, je prends comme base la législation belge mais la législation française dit en substance la même chose. (Articles 1101 et 1128 du Code civil français)
Qu'est-ce qu'un contrat?
En vertu de l'art. 1101 du Code civil belge, "(l)e contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose."
Pour qu'une convention soit valable, il faut selon les dispositions de l'art. 1108 du même code, que quatre conditions soient remplies :
Le consentement de la partie ou des parties qui s'oblige.nt;
Sa ou leur capacité de contracter;
Un objet certain et clairement déterminé;
Une cause licite , c'est à dire la raison licite pour laquelle chacune des parties a souhaité conclure ladite convention.
1. Qu'est-ce qu'un contrat à titre gratuit?
Selon la définition donnée par le Code civil belge, Chapitre I, art. 1105 et 1106 "Le contrat de bienfaisance est celui dans lequel l'une des parties procure à l'autre un avantage purement gratuit. " A contrario, un contrat à titre onéreux est un contrat par lequel chaque partie s'oblige à faire ou donner quelque chose pour ou à l'autre.
2. Quand peut-on parler de concurrence déloyale?
Le débat n'est pas neuf et anime les communautés économiques, syndicales, associatives et universitaires entre autres.
Mais il est une constante qui ressort invariablement dans le discours des défenseurs du bénévolat: c'est son caractère indispensable dans le cadre de l'économie sociale. En suivant leur raisonnement, il ne pourrait y avoir concurrence déloyale de la part d'un bénévole exerçant ses talents dans le cadre d'une économie sociale (même s'il peut y avoir concurrence).
En effet, dans un tel cadre, le bénévole répond à une demande que le marché se montre incapable de satisfaire. En montrant ainsi leur solidarité envers des personnes démunies et leur souci d'autrui, les bénévoles rempliraient une fonction d'utilité publique.
Si le sujet vous intéresse, je vous invite à prendre connaissance des ressources suivantes: https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2014/12/16/le-benevolat-fait-il-une-concurrence-deloyale-a-lemploi/#.XQnfKi3M2X1http://blog.lesoir.be/benevoles/2012/11/27/le-benevolat-est-il-un-frein-a-lemploi/http://www.levolontariat.be/system/files/volbi/le_role_du_benevolat_dans_l_economie_locale.pdf
3. Le cas particulier des blogueurs de voyage, influenceurs et autres créateurs de contenu
Tout d'abord, dans le cas particulier des blogueurs de voyage, il faut rappeler que le voyage de presse ou le blogtrip ne constitue pas une contrepartie fournie par la destination ou la marque, en échange de la prestation de services que constitue la livraison d'un contenu créatif.
En réalité, il s'agit, comme je l'ai déjà explicité dans le premier chapitre de ce dossier, de la base sans laquelle le blogueur, influenceur ou journaliste de voyage ne peut accomplir sa mission.
Dès lors, si chacune des parties à la convention consent librement et dispose de la capacité juridique de contracter, sachant qu'en principe la cause consiste en la promotion de la destination ou de la marque, on peut dire qu'il y a contrat entre une destination/marque et un blogueur/influenceur de voyage s'il y a accord exprès ou tacite, écrit ou verbal, sur un contenu créatif déterminé.
Toutes autres choses restant égales, cela signifie que si aucun contenu créatif précis n'est demandé, le contrat est inexistant, puisqu'il n'y a pas d'obligation de donner ou faire quelque chose dans le chef d'aucune des parties. À charge naturellement, de le prouver, en cas de conflit.
Qu'en est-il maintenant des prestations à titre gratuit?
Il convient avant tout de constater que les partenariats entre blogueurs/influenceurs et destinations/marques se situent en principe dans une logique d'économie marchande, non d'économie sociale.
On ne peut en effet pas affirmer que le bénévole remplirait, par son action, une fonction d'utilité publique à laquelle le marché s'avère incapable de répondre.
Si la relation entre les deux s'appuie sur un contrat (non une simple invitation sans obligation définie), elle doit dès lors se réaliser à titre onéreux: le blogueur fournit ses prestations; la destination/marque le rémunère selon les termes de la convention (contrepartie financière ou en nature).
Selon moi, des prestations contractuelles gratuites ne pourraient se concevoir que dans le cadre de la promotion d'un tourisme pour tous (économie sociale).
6. Merci
Vous êtes arrivé.e jusqu'ici et je me dois avant tout de vous remercier chaleureusement.
En premier lieu, pour votre persévérance : cet article est long, très long, mais il se voulait complet et le scinder n'avait aucun sens.
Deuxièmement, pour votre intérêt : je suis infiniment convaincue de la nécessité d'une réelle évolution du secteur, voire du caractère indispensable d'une véritable révolution. Qu'in fine vous choisissiez ou non d'adhérer à mon point de vue, votre intérêt témoigne au minimum d'une volonté de vous informer. À mes yeux, cet intérêt vous honore.
Troisièmement, pour votre compréhension : en dépit des précautions que j'ai tenté de prendre, vous avez peut-être été surpris.e, choqué.e par tel ou tel point, je rappelle donc que cet article n'a pas pour objectif de juger des individus et que ce blog n'a pas vocation de tribunal.
Quatrièmement , pour votre soutien, si vous choisissez de suivre ce dossier jusqu'à son terme. Sachez d'ores et déjà que votre retour constructif m'intéresse énormément.
Enfin, sans doute n'aurais-je pas eu le courage ni de rédiger ni de publier ce dossier, si je n'avais pas assisté à la remise des trophées, lors du dernier Salon des blogueurs, à Lille, en avril dernier.
Lors des discours des nominés, j'ai en effet été particulièrement touchée par la passion intacte, l'authenticité, l'humilité et les convictions profondes qui émanaient de la présentation de Valentine, fondatrice du blog Awwway.ch , Olivia, fondatrice de La fille de l'Encre, Alexandra, fondatrice de Itinera Magica, et Julien , fondateur de Sentiers du Phoenix.
Sans le savoir, chacun avec leur personnalité propre, ils ont ensemble décuplé mon enthousiasme et mon envie de promouvoir le tourisme moderne dans un contexte plus sain, plus transparent, plus humain et responsable. Je les en remercie très sincèrement et espère qu'ils ne m'en voudront pas de les mettre à l'honneur ici.
Que l'on soit voyageur, blogueur, influenceur, journaliste de voyage, destination ou marque , il nous appartient à tous de préparer le tourisme de demain.